À la croisée des mondes

En effet, grâce à de nombreuses cartes, à l’aide de deux chronologies, d’un index, de maintes illustrations à chaque fois présentées et explicitées, nous parvenons à nous repérer parmi cette géographie considérable, cette profusion de noms de régions, de villes, de montagnes, de fleuves, de déserts, de populations et de langues… Pour reprendre la métaphore du tissage à laquelle Étienne de La Vaissière recourt pour désigner son travail d’historien, nous contemplons à la lecture de cette étude une saisissante étoffe, une admirable robe qui bien qu’usée et défraîchie par le temps laisse deviner un ancien éclat, des motifs variés et des couleurs vives.Certes la notion d’Asie centrale peut interroger. Eu égard à l’étendue de ses territoires et de leur diversité (des déserts, des très hautes montagnes, des cultures et des pâturages rares et épars pour un peuplement correspondant), à considérer également sa situation de marges ou de confins de différents ensembles politiques conséquents, mais aussi de carrefour, est-il bien pertinent de l’envisager comme un tout cohérent ? Étienne de la Vaissière nous en convainc et s’il multiplie les approches et les points de vue pour nous faire saisir l’Asie centrale à cette époque, évoquant les espaces, les grands moyens de subsistance, les dynamiques de peuplement, les formations politiques, les échanges, les religions, … l’on comprend que deux facteurs rendent cet espace en ce temps singulier et cohérent. Le premier excède sans doute la période envisagée et concerne l’interaction de la culture d’irrigation et du mode de vie des steppes. Du Khozrem au bassin du Tarim, de la Sogdiane à la Bactriane en passant par tous ses autres territoires, l’Asie centrale apparaît comme structurée dans son ensemble par la coexistence et par le voisinage de ces deux modes de vie. Le deuxième regarde plus particulièrement cette période allant du IVe siècle au IXie siècle. L’Asie centrale à ce moment-là fut le théâtre d’un commerce au long cours entre les différents empires ou grandes régions qui la bordent et dont les acteurs principaux étaient des habitants de ses contrées : Bactriens, Khorezmiens et principalement Sogdiens.

Cette période a vu au nord et à l’est l’émergence de formations politiques considérables, notamment le khaganat turc qui s’étendait de la Crimée à la Corée et l’empire chinois des Tang qui à son apogée avait conquis le Pamir et le Cachemire. Au sud, le prestige religieux et culturel de l’Inde rayonnant en Chine à travers le bouddhisme continuait de favoriser les échanges. À l’ouest, la Perse, et de manière différente mais tout aussi déterminante après son islamisation, a toujours joué un rôle considérable de référent politique, culturel, religieux. Ainsi, même si les empires furent fluctuants lors de ces siècles et qu’on voit à la fin de la période l’émergence d’autres royaumes particulièrement le khanat ouïgour et l’empire tibétain, cette sorte d’équilibre des puissances a permis aux marchands d’Asie centrale de faire circuler capitaux, marchandises, techniques et idées de la Chine à Constantinople et de la steppe mongole à l’Inde.

Et l’on peut penser à cette étonnante et stimulante conception des quatre rois dont témoigne une fresque de Samarcande et qui avait cours au-delà des limites de l’Asie centrale, selon laquelle il faudrait à l’équilibre du monde non pas l’hégémonie d’un seul empire et le règne d’un unique souverain, mais le jeu des relations entre les seigneurs des quatre directions. À cette époque, à Constantinople, on avait connaissance des intrigues de la cour de l’empire chinois et réciproquement. Aux alentours de 677, Peroz III, le dernier souverain de la Perse sassanide, a fini ses jours en Chine. En 701, le grand poète Li Po, l’« immortel banni sur la terre », est né à Suyab dans une garnison des confins de l’empire Tang qui se trouve aujourd’hui au Kirghizistan.

Différentes techniques passent en ces siècles d’est en ouest et d’ouest en est, tels le tissage de la soie, la fabrication du papier, des techniques de verrerie,… Et ce ne sont pas seulement les devises, les marchandises et les techniques qui se sont transmises, mais aussi les images, les histoires, les idées qui ont été partagées, ont été adaptées, combinées, se sont métamorphosées. Jusqu’à la musique dont certains airs, qui sait, sont parvenus jusqu’à nos oreilles, dans des mélodies de Chine, du Japon ou dans la musique ouïgoure du Xinjiang ?
À partir de sources presque taries, de ruines éparses, de fresques et sculptures quasiment entièrement détruites, de bribes de textes écrits dans des écritures et des langues anciennes parfois très éloignées les unes les autres et pour certaines à jamais mortes et disparues, Étienne de la Vaissière nous fait entrapercevoir un monde d’une richesse considérable totalement méconnu et qu’on aurait jamais espéré pouvoir connaître. Il nous donne à entendre des voix de marchands, de moines, de guerriers ou de princes et nous fait deviner des voix à jamais perdues, de femmes, de paysans d’oasis ou de pasteurs nomades des steppes. Il faut certainement une grande habileté pour mener à bien une telle enquête qui montre combien la discipline historique est précieuse.